Comment votre définition de l’innovation a-t-elle évolué avec la crise?
Michel Schuetz. – «Il y a l’innovation graduelle: les améliorations des processus existants. Et celle disruptive, qui change fondamentalement la donne. Avant, nous étions toujours à la recherche des deux. Pendant la crise, la nécessité devient la mère de l’innovation. Dans des situations de grave pénurie, auxquelles nous n’avions jamais été confrontés, il a fallu être créatif. Tout le monde manquait de gel, nous avons étudié comment en produire. Ce n’est peut-être pas innovant en soi, mais ça l’est pour un hôpital qui se fiait à 100% à ses fournisseurs.
Puis il y a eu les masques, dont ceux virucides. Comment s’est passée la collaboration avec Molecular Plasma Group (MPG), qui fournit les machines?
«J’ai lu une interview de Marc Jacobs, CEO de MPG, qui émettait l’idée d’utiliser sa technologie pour créer des barrières virucides sur les masques. J’ai pris mon téléphone et j’ai appelé cet homme que je ne connaissais pas avant. J’avais les masques; lui, la technologie. Nous avons développé la technologie, conçu le produit et nous l’avons fait enregistrer comme dispositif médical en 11 mois.
Comment assurer une production industrielle de masques en Europe, concurrencée par les produits asiatiques, à faible coût?
«Je paie des charges au niveau local, donc il est clair que sur les coûts, je ne peux me comparer à des Indiens ou des Chinois. Même chose pour les matières premières qui, chez nous, viennent d’Europe, sinon cela ne réglerait pas la question de la dépendance. Si un producteur européen ou luxembourgeois avait une chance de remporter un marché public, nous nous en sortirions bien. Nous avons essayé à plusieurs reprises, sans succès, parce que l’État regarde le prix. Les masques que nous proposons à 16 centimes (30 sur le site de Letzshop en date de l’interview, le 12 novembre 2021, ndlr) n’ont aucune chance par rapport aux chinois à 6 centimes. Peut-être que le prix est plus élevé, mais si on regarde la valeur ajoutée au système circulaire de l’économie, je suis sûr qu’il y a un gros avantage à se fournir localement. Car je paie des salaires, des taxes, un loyer, un imprimeur luxembourgeois, qui lui-même occupe des gens.
Vous avez investi 677.000 euros rien que pour la machine à masques chirurgicaux et celle à masques FFP2, pris en charge à 80% par des aides de l’État. La production est-elle rentable?
«Nous n’avons jamais gagné un sou sur les près de 13 millions de masques produits. Nous enregistrons même une perte de près de 150.000 euros. Mais c’est la chose à faire. Notre maison mère est une fondation avec une vocation de santé publique, elle est prête à absorber cette perte. Je n’ai pas la même pression qu’un acteur 100% économique.
Cette activité se poursuivra-t-elle après la crise?
«Nous estimons quand même le besoin hors crise à plus de cinq millions de masques par an en provenance des hôpitaux, dentistes, professionnels de santé, vétérinaires… Je suis convaincu qu’on parlera encore longtemps des masques. En Asie, avant la crise, les gens portaient des masques. Est-ce que ce modèle se transposera en Europe? Je ne pense pas. Mais les choses ont changé dans la tête des gens, et il ne va pas disparaître. Est-ce qu’on a eu une vague de grippe en 2020? Non, parce que tout le monde portait le masque. Et a appris à se laver les mains.
MPG s’est associé à d’autres entreprises et prévoit même l’utilisation de son produit virucide sur d’autres surfaces que les masques. Avez-vous aussi d’autres débouchés?
«Nous avons une liste de projets. Par exemple, remplacer les systèmes de filtration des salles d’opération par des filtres virucides. On pourrait imaginer la même chose sur les blouses jetables.
À quel point ces idées sont-elles avancées?
«Une chose après l’autre. Nous en sommes à la mise à l’échelle industrielle pour les masques virucides.
En dehors des masques, comment la crise a-t-elle touché vos activités traditionnelles?
«Nous produisons des repas pour les hôpitaux. Pendant plusieurs mois, ils ont été fermés (aux opérations non prioritaires, ndlr). Nous avons considérablement souffert.
Sont-elles revenues à la normale?
«Depuis septembre, l’hôpital est plein, en raison des opérations décalées pendant la crise. Au niveau de l’activité, c’est peut-être revenu à la normale, mais dans la tête des gens, je ne pense pas. Beaucoup considèrent l’hôpital comme un nid où on risque de choper le Covid.
En plus des masques, comment avez-vous comblé le manque à gagner, pour atteindre 20,5 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2020, contre 13,9 millions en 2019?
«Nos fournisseurs habituels nous ont laissé tomber, nous avons commencé à nous approvisionner nous-mêmes et à le faire pour d’autres acteurs. En créant notre business MedLogistics, qui fait du trading de différents articles. Santé Services a aussi été un sous-traitant des Laboratoires Réunis dans le large scale testing.
Avez-vous dû embaucher de nouvelles personnes?
«Nous avons créé 12 emplois à temps plein. Nous comptons entre 65 et 70 employés.
Doit-on reconsidérer les moyens à attribuer au secteur hospitalier?
«Quand vous êtes infirmier, vous portez pantalon et blouse plus un costume en Tyvek, des gants, des bottes, un masque FFP2, des lunettes de sécurité et un bonnet, pendant 12 heures. Vous devez retourner toutes les quatre heures des patients qui font parfois le double de votre poids. Au début de la crise, on a applaudi les infirmiers, ce n’est plus le cas et je trouve cela malheureux. Les hôpitaux ont besoin d’aide. Ils ont perdu de l’argent pendant la crise.
Quelles leçons en tirez-vous?
«Dans une crise, il n’y a pas de place pour l’égoïsme. Le Luxembourg est trop petit pour que les quatre hôpitaux ne travaillent pas ensemble. Il faut aussi du leadership, prendre des décisions, et vite. On a pu voir que tout le monde a son rôle à jouer, du directeur à l’agent d’entretien. La leçon la plus importante, c’est notre dépendance à l’Asie. Nous avons créé un système où on pousse tout vers des pays à bas coût et faible qualité. Moi-même, j’en fais partie, j’ai construit trois usines en Chine. J’essaie aujourd’hui de ramener une production au Luxembourg. Je ne dis pas de repartir 100% en arrière, mais il y a des choses pour lesquelles nous sommes trop dépendants.
Quels sont vos projets pour 2022?
«Nous allons lancer, avec un partenaire, un laboratoire de certification luxembourgeois. Nous sommes également en train de mettre en place un système utilisant la technologie de la blockchain pour vérifier l’authenticité des certificats ou des laboratoires.»